LE MONUMENT DE L’INDÉPENDANCE
Alain
GRAUX
Le 26 novembre 1921, le
secrétaire de l’association des combattants binchois, Rodolphe Delsamme, envoie
une circulaire tendant à l’érection d’un monument aux morts de la grande guerre.
Cette initiative fut approuvée par
toutes les instances communales et une délégation du collège procéda dès le 20 décembre 1921 à l’examen
d’un emplacement dans la ville. L’association des combattants insista sur son
désir de le voir établi au square de la
gare.
Le 19 janvier 1923, le Conseil
communal décida la création d’une commission mixte pour l’étude de l’érection
du monument. Elle fut composée des membres de l’administration communale sous
la conduite du bourgmestre Charles Derbaix, des échevins F. Babusiaux, G.
Labrique et V. Richard, des conseillers communaux L André, M. Ferin, F.
Leroy et E. Roulez qui faisaient partie
de la commission des Beaux-arts du
Conseil. Le Dr. Hallez et P. Meurisse, représentaient la société
d’Archéologie ; le Dr. Grenier et R. Delsamme étaient délégués par les
combattants ; G. Delattre et Z.
Derave par le Cercle des déportés.
Le 24 mars 1925, la commission
décida de ne pas procéder à un concours pour la désignation des artistes
(architecte et sculpteur) chargés de l’œuvre à réaliser. Elle estima qu’il y
avait lieu de laisser le chois du matériau à employer et du genre de monument à
l’artiste désigné.
Au cours de cette année de
nombreux sculpteurs, ayant eu vent du projet, se recommandèrent. Des
personnalités des milieux ministériels et artistiques mirent en évidence le
sculpteur Paul Baudrenghien qui présenta un projet de maquette primé à
l’exposition universelle des Beaux-Arts de Venise. Cette sculpture représentant
un poilu blessé[1] ne fut pas retenu par la
commission qui reconnut les mérites artistiques de l’œuvre soumise, mais la
jugea beaucoup plus à sa place dans un cimetière.
Dans une lettre du 14 avril 1925,
le chanoine Edmond Puissant proposa Aloïs de Beule, statuaire à Gand, que l’on
sollicita alors. Une réunion de contact fut projetée le 22 juillet 1926.
Empêché par un accident de roulage, l’artiste ne put se rendre à Binche.
L’architecte Alphonse Dufour de Tournai, assisté du chanoine Puissant conçurent
un projet dont le sculpteur se dit disposé à réaliser la maquette[2]. Le
projet prévoyait un bloc central
surmonté d’une dentellière et quatre soldats placés aux arêtes du bloc central dans la posture du
garde-à-vous. Un bassin d’eau entourait le monument. La maquette fut présentée
au Conseil communal du 16 septembre 1929. Elle fit l’objet de nombreuses
discussions reportées devant la commission. Celle-ci décida de 12 octobre de
cette année là « que la statue du
sommet serait retravaillée de façon à faire disparaître la lourdeur de la jupe
qui est accusée par l’ébauche de la maquette. La statue représentant un déporté
devra figurer un homme jeune, la poitrine demi nue sous une chemise ouverte.
Un combattant de 1830 sera figuré sous son aspect classique, le béret avec floche, la blouse longue et le
baudrier.
Sur chacune des quatre faces du monument un médaillon sculpté dans le
granit représentant les têtes des
souverains belges et futur souverain ; Léopold Ier, Léopold II, Albert
Ier, et Léopold, duc de Brabant.
Le monument sera construit en granit, les statues en bronze.
Le coût du monument sera fixé forfaitairement à 250.000 Fr.… »
L’artiste écrit le 9 novembre
1929 qu’il se désole de la décision du Collège échevinal de présenter le projet
à la commission royale des Monuments et des sites car « …les commissions font toujours perdre
beaucoup de temps aux artistes, qu’il faudrait au moins donner un délai de 8 à
9 mois, ce qui ferait arriver l’exécution au 15 août… De plus, il ne peut garantir les prix car on
lui a annoncé des augmentations des prix des matériaux et que de plus il n’a
pas encore reçu de commande ferme»[3].
L’idée d’un monument glorifiant
l’indépendance du pays plus qu’un monument aux morts faisait son chemin car
l’année 1930 était celle du centenaire de l’indépendance.
Le 31 octobre 1929, le président de la
fédération des combattants, G. Richard écrivit au bourgmestre et émit l’avis
que « …le soldat de 1789 rêve d’indépendance et doit accomplir un geste
révolutionnaire, le bras droit brandissant une arme. Le soldat de 1830
conquiert l’indépendance, il doit avoir une attitude de combat partant à
l’assaut en tenant dans ses deux mains son fusil contre sa poitrine. Le soldat
de 1914-1918, défend l’indépendance, on peut le présenter dans une position de
repos, vrai de vigilance, l’arme au pied, les mains prêtes à saisir l’arme,
l’œil fiévreux ou bien encore dans une position de combat ; chargeant avec
sa baïonnette. Le déporté subissant stoïquement les épreuves, guettant l’ennemi
pour saisir le moment de rompre ses chaînes, nous préfèrerions voir un déporté
brisant ses entraves et relevant fièrement sa tête…Enfin nous pouvons dire que
l’idée de placer une dentellière comme personnage principal et représentant la
ville de Binche ne nous paraît pas heureuse… ».
A.V.B. Projet de monument
Par sa lettre du 17 janvier 1930,
l’architecte Dufour écrivit au bourgmestre que la commission du monument
demande l’élaboration d’un nouveau projet. La statue symbolisant la ville
représentant une dentellière fut remplacée par celle de Marie de Hongrie assise
au sommet d’une colonne centrale formée de quatre gilles formant caryatides,
serrés contre le pilier central. Le sculpteur détacha les statues des soldats du corps central et leur donna le
mouvement suggéré par la commission sur l’avis des associations patriotiques[4].
La maquette fut transportée à
Binche par le fils d’Aloïs de Beule le 27 février 1930.
Le sculpteur écrivit le 6 février
1930 « qu’il espérait que la
maquette fut approuvée et que la partie architecturale soit exécutée en pierre
de Soignies et que « les statues de gilles seraient taillées dans la
pierre massive de la colonne, les gargouilles également taillées dans la
pierre, les quatre statues de soldats et celle de Marie de Hongrie auraient
chacune 1,7 m
de hauteur et seraient coulées en bronze de 1er alliage, les quatre
écussons de la Belgique, de la province, de la ville et un autre à convenir
seraient émaillés au feu… ».
Après la présentation de sa
maquette en février 1930, le sculpteur
Aloïs de Beule « presse le collège
de prendre position au sujet du monument, si celui-ci veut qu’il soit inauguré
en 1930, car la Ville de Bruges le charge d’exécuter un monument équestre du
roi et que pour mener à bien le travail il devra travailler sans relâche »
En séance du 16 février 1930,
certains membres de la commission du monument firent part des remous au sein de
la population, en particulier dans les familles de soldats et déportés au sujet
de la présence des gilles dans la
composition du monument, Une pétition organisée le 17 février, elle fut signée
par de nombreux parents de déportés.
Le comité des combattants fit
paraître un article dans les journaux locaux :
« …considère que la vue de
quatre gilles ferait immanquablement penser à la folle gaieté de notre carnaval
et provoquerait un sentiment de douloureuse surprise chez ceux qui viendront
fleurir l’image de leurs chers disparus… »[5].
Pour clore les discussions, le
bourgmestre fit paraître l’avis suivant :
«…que le monument n’est pas élevé
aux morts de la guerre mais à tous les héros de l’indépendance, que les gilles
ne sont dressés que comme motif décoratif que le monument ne glorifie
pas… »
En mars 1930, le conseil donna
son accord. L’artiste écrit qu’il soumettra les modèles des statues et des
gilles à son approbation et que la partie en pierre bleue devrait pouvoir être
donnée en commande.
Le 8 avril, il avait terminé les
dessins en grandeur des écussons ; en mai il se mit à l’étude de la
colonne entourée de gilles :
« …cette pièce constitue à elle seule la partie de la sculpture la plus
importante puisque les gilles avec leurs chapeaux ornés de plumes d’autruches
et formant le chapiteau sont proposés à être sculptés dans le petit
granit ; cette pierre excessivement dure se travaille lentement et il me
faudra plusieurs mois pour terminer cette colonne. J’ai entamé cette pièce
d’abord… ». L’artiste présenta plusieurs modèles de colonnes. La
commission les trouvant toujours trop élaborées, le projet final ne fut accepté
qu’en août 1930 avec des silhouettes de gilles esquissées avec peu de saillie.
En juin 1930, il travailla aux modèles
du soldat de 1914-1918 et du déporté. Il insiste souvent pour qu’on émette des
avis sur l’expression de ses personnages, pour qu’on vienne juger à Gand ses
modèles et presse l’administration pour qu’elle prenne position sur ses projets.
Celle-ci se fait tirer l’oreille et, n’ayant pas de réponse, il écrit le 9
juillet 1930 que : « ce silence
entrave la bonne marche du travail…malgré tous mes soins et ma bonne volonté,
la terre de la colonne et de mes modèles va finir par s’effriter par suite des
arrosages trop longs et trop fréquents. Jamais je n’ai conservé un travail dans
de la glaise durant autant de semaines. Il y a déjà sept semaines depuis la
première visite officielle et j’attends encore la décision…je finis par croire
que le comité doit avoir décidé de faire l’inauguration en 1931… »
Le 3 septembre il écrit au
bourgmestre Derbaix « …nous
travaillons sans relâche, les statues du soldat et du déporté sont déjà coulées
en bronze. La grande pierre du bassin (diamètre 3 m ) est prête, la colonne va m’être expédiée de
la carrière pour entamer la sculpture des gilles, les autres modèles de mes
statues sont en voie d’exécution, les émaux des écussons sont commandés. Je ne
perds pas mon temps, mais je travaillerais avec plus d’ardeur encore si
l’administration communale me communiquait la décision qu’elle a prise… ».
Le statuaire a aussi des
problèmes financiers car la Ville de Binche se fait prier pour lui bailler des
fonds[6]. En
date du 17 novembre 1930, on ne lui avait encore alloué que 20.000 Fr., et il
signale que la carrière ayant terminé le façonnage de 15m³ de pierres, lui
réclame 70.000 Fr.
En février 1931, il mit la
dernière main au modèle du combattant de 1830 et en mars il fit le modèle de la
statue centrale. On lui avait demandé de symboliser la ville par une femme
anonyme. Il la fit en pied, tenant de la main gauche l’écusson de la ville et
la main droite décernant des lauriers aux combattants qui l’entouraient. Son
manteau est parsemé de lions héraldiques. L’administration accepta le modèle en
faisant des remarques de détail.
Le 19 mars 1931, le sculpteur
demande la somme de 100.000 Fr., afin de tenir ses engagements vis-à-vis de ses
fournisseurs, de payer les frais de transport et de pose.
On lui demanda de dorer la statue
du sommet du monument ainsi que celles de la balustrade du square. L’artiste
explique « que pour la statue du monument, je la ferai
dorer par mon doreur spécialiste qui habite Mont-Saint-amand lez Gand et qui
m’a fourni de beaux travaux en ce genre… »[7]
La pose des statues se fit à
partir du 29 juin. C’est le fils du sculpteur qui dirigea les opérations. La
fonderie nationale des bronzes, Verbeyst, ne libéra les dernières statues que
le 10 juillet 1931. Il était grand temps car l’inauguration de l’ensemble était
prévue le 12 juillet 1931.
Parlons un peu d’Aloïs de Beule
Né à Zele le 27 août 1861, dès
ses dix ans, il travailla dans l'atelier de cordonnier de son père. Il
étudia à Gand à l’ Académie et l’école
saint Luc, où il remporta le grand prix de sculpture en 1888. Il était à cette époque un élève du sculpteur Matthias Zens et Peter Pauwels-D'Hondt . En 1889 Alois fonde
avec son frère Emile De Beule son propre
atelier. Ils ont commencé au village Saint -Pierre (Sint-Pieters-Aalst) dans une grange,
à l'endroit où son monument « Le Bayard » est installé, pièce qu'il a créé
pour l' Exposition universelle de 1913 à
Gand.
Il exécuta de nombreux
« chemins de croix » dont beaucoup se trouvent à l’étranger. Il travailla
aux statues de la cathédrale Saint-Martin à Ypres ainsi qu’à la statue de
Léopold Ii à Ostende, fit la statue équestre d’Albert Ier à Bruges et le
monument aux morts de Tournai (en collaboration avec l’architecte Dufour).
C’est aussi à son ciseau qu’est dû le Sacré-Cœur qui se trouve au dessus de la porte
principale de l’église éponyme du quartier de la gare
Alois De Beule est décédé le
décembre 1935 à Gand.
[3] L’artiste écrivit 73 lettres concernant ce monument. C’est là une source
de tout premier plan pour l’élaboration de cet article.
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