OPULENCE ET MISERE DU HAINAUT
SOUS LE gouvernement de Marie de Hongrie
Alain
GRAUX
Le 30 novembre 1530,
Marguerite d'Autriche meurt, au moment où elle vient, par la Paix des Dames, de
tenter d'écarter la guerre de nos régions. Pour lui succéder, Charles Quint
appelle au Gouvernement Général des Pays-Bas, sa sœur, Marie de Hongrie, âgée
de vingt-cinq ans. Née à Bruxelles, le vingt septembre 1505, mariée à l'âge de
dix ans au prince Louis, héritier du trône de Hongrie, épouse heureuse, elle
fut tôt une veuve affligée, Louis étant tombé, en août 1526, au combat de
Vienne contre les troupes de Soliman le Magnifique.
Erasme, qui lui dédie son
traité « De la Veuve chrétienne », dit qu'elle fut la princesse la
plus digne d'éloges de son temps. Son intelligence brillante, l'étendue de sa culture,
la rendent, en matière religieuse, moins fanatique que son frère, lequel croit
utile, dès le début de son gouvernement, de la morigéner en ces termes :
« A ceste heure, ma sœur, ce qui se
tolère en Allemagne, se souffre ou s'y tient pour légier, il ne convient en
aucune façon du monde le souffrir aux Pays-Bas ».
Alors que Marguerite
d'Autriche, quoique ferme, était affectueuse et douce, Marie de Hongrie, qui a
plus d'esprit que de cœur, est sévère et froide, et facilement hautaine. Marguerite
d'Autriche était encore, dit Pirenne, une duchesse de Bourgogne ; Marie ne fut
plus qu'une régente au nom du roi d'Espagne. Encore que Marie n'ait point à s'occuper de la
conduite des guerres, celles-ci ont pour les Etats qu'il lui faut gouverner des
conséquences trop fâcheuses pour ne pas aggraver sa tâche delà lourde. Sans
doute, les hainuyers se font remarquer aux combats de Linz et de Fernitz, où le
comte du Rœulx réduit à une fuite éperdue l'arrière-garde de Soliman, ni le
traité de paix de 22 juin 1533 entre l'Autriche et la Turquie, ni l'entrée
triomphale de Charles Quint à Tunis, où le sire de Boussu, quoique blessé,
porte fièrement la bannière impériale, et où Antoine de Lalaing et Charles de
Trazegnies ont fait merveille au combat, ne lui font grand souci. Mais il en va
tout autrement quand, en 1537, les troupes de François Ier ravagent le sud du
Hainaut, et surtout lorsque, mettant à profit l'échec de Charles Quint devant
Alger, en 1542, le roi de France tente de reconquérir le Hainaut, y pénètre par
Hesdin et Valenciennes, et assiège Mons. Délogé, François signe le 26 septembre
1548, une paix que les Montois fêtent selon leur coutume par feux de joie et
processions.
La mort de François 1er,
le 30 mars 1548, n'apporte qu'un court répit. Dès 1551, son fils Henri II
conclut une alliance avec les protestants allemands, ravage le Hainaut et
l'Entre-Sambre-et-Meuse, et passe la Sarnbre à Châtelet. Charles Quint, que la
gravelle torture, arrive en litière à Mons, pour y commander les armées. Il met
le siège devant Thérouanne où le général en chef du Rœulx trouve la mort,
cependant qu'Antoine de Croy atteint mortellement par une balle, a l'héroïsme de
se faire transporter sur un brancard devant les murs de défense, et par cet
exemple, galvanise ses troupes qui emportent la ville. Mais cela n'empêche pas
Henri II de prendre Maubeuge, Mariembourg, Bavai et Binche, piller les abbayes
du Roeulx et de Bonne-Espérance, et incendier Mariemont. Les malheureuses
populations hennuyères souffrent cruellement. Si les Français détruisent les
récoltes, saccagent les villages, dépouillent les églises, rançonnent,
déportent ou massacrent les paysans, les Impériaux font tout autant de dégâts :
ils rasent les habitations pour établir leurs campements, volent le bétail, le
charroi, le fourrage et les vivres, et créent de telles dévastations, famines
et mors que la peste s'en suit. Il faudra la paix de Le Cateau-Carnbraisis, en
avril 1559, pour que les Hennuyers puissent compter leurs pertes et leurs
deuils.
Marie ne peut assister
impassible à la destruction d'une de ses plus belles provinces. D'autant qu'en
1534, Charles lui avait fait don de la ville et de la seigneurie de Binche, où
elle avait construit un palais, de même qu’une somptueuse résidence à
Mariemont. Les troupes françaises n’avaient laissé que quelques pans de murs
calcinés.
Au chagrin qu'elle en ressent,
s'ajoutent pour Marie de graves soucis. La reprise des hostilités avec la
France l'avait contrainte à convoquer le 23 mars 1537, les Etats Généraux qui
se réunissent à Bruxelles. Elle avait dû leur demander, pour 1'entretien des
armées, six versements mensuels de deux cent mille carolus d'or chacun, et pour
les réunir, taxer d'un florin carolus « chascune cheminée venant. hors des toits, ou trou portant fumée ».
Et ce n'était là qu'un premier pas. Alors que la recette générale des finances
avait été, depuis le début du règne de Charles, et d'une façon constante, d'un
million de livres par an, elle passe en 1544 à cinq millions trois cent mille
livres, et en 1555, à près de sept millions!
Or, cette augmentation n'assure
pas mieux les besoins du pays, car elle sert tout entière à pourvoir aux
besoins des guerres de l'empire en Allemagne, France, Italie et Afrique. De ces
charges énormes, le Hainaut supporte une part considérable: seize mille florins
en 1534, pour la mise en état de défense des villes frontières et pour « affaires fort nécessiteuses, bonne garde du
pays, et désordre contre la foi catholique » ; en 1552, cent mille
florins pour soutenir la guerre contre Henri II. Ce n'est qu'au moment de la
révolte gantoise que les Etats de Hainaut opposent\ quelque résistance aux
exigences de Charles Quint.
Et pourtant, le vieux Hainaut,
si attaché à son autonomie, n'a guère à se louer de son souverain. Deux étapes
importantes marquent la volonté princière d'assujettir plus étroitement les
Etats au pouvoir central. C'est d'abord en octobre 1531 la promulgation de l'Edit
Perpétuel, instituant trois conseils : le Conseil d'Etat, dont la compétence
s'étend à l'administration générale, aux affaires étrangères, déclarations de
guerre et conclusions de paix, et aux nominations aux charges publiques les
plus importantes ; c'est ensuite le Conseil Privé, qui élabore les lois et
arrêtés et assure l‘administration de la justice et de la police générale des
Pays-Bas. C'est enfin le Conseil des Finances, dont le titre définit assez la mission.
Cette œuvre de restriction des
autonomies régionales est achevée le 26 juin 1548 par la Transaction
d'Augsbourg, qui fait des Pays-Bas un cercle impérial, dénommé cercle de
Bourgogne. Le Hainaut en devient l'une des 17 provinces, solidaire de l'ensemble
auquel il s'intègre. De plus, Charles Quint, par la Pragmatique Sanction,
unifie le droit successoral des principautés des Pays-Bas, qui sont ainsi plus
étroitement soudées l'une à l'autre et deviennent organiquement inséparables.
Pour mieux faire accepter ses
réformes, Charles flatte la noblesse et celle de Hainaut n'est pas oubliée.
Jean de Henin, seigneur de Boussu, Philippe et Charles de Lannoy deviennent, en
1531, chevaliers de la Toison d'Or, et Philippe se voit confier le gouvernement
de Tournai.
Lalaing, Rœulx, Ligne et
Boussu sont faits comtes, Philippe de Croy duc d’Aerschot et marquis de Renty.
Si, entraîné par le soin des
guerres et l'administration de ses autres Etats, Charles n'est pas souvent dans
nos provinces, il a soin de donner à chacune de ses visites tout l'apparat
qu'exige à ses yeux le prestige de la couronne. Quand il tient, en décembre
1531, à Tournai, le chapitre de la Toison d'Or, le magistrat et les notables
vêtus de blanc, les doyens des métiers en robes rouges bordées de velours noir,
tous portant flambeaux, lui font cortège; encadrés par les arbalétriers,
archers et canonniers dont les justaucorps et les chausses font chanter les
couleurs les plus vives.
En 1540, Charles entre à
Valenciennes, venant de Cambrai, où le roi de France lui a donné passage pour
réprimer la révolte gantoise (ce sont là politesses qu'on se doit entre
princes). Il est accompagné du Dauphin de France et du duc d'Orléans. La
Gouvernante, Marie de Hongrie, le reçoit, accompagnée d'une cour nombreuse et
rutilante de l'éclat des armes et des bijoux. Le prince de Chimay, sénéchal du
Hainaut, dont étincellent la cuirasse damasquinée et le heaume empanaché,
précède trois cents notables à cheval, habillés de velours et de satin, coiffés
de bonnets à plumes blanches, que suivent cinq cents jeunes gens somptueusement
vêtus et portant verge blanche. Trompettes, fifres et tambourins ouvrent le
cortège, où figurent en bonne place prévôt, échevins et jurés, en robe de
cérémonie.
Lorsqu'accompagné de son fils
Philippe il est reçu en août 1549 par Marie de Hongrie en son palais de Binche,
ses appartements sont tendus de tapisseries tissées de fils d'or et de soie.
Dans la cour du palais, Baudouin de Blois, Charles, Robert et Jean de
Trazegnies, s'affrontent en de brillantes passes d'armes. Le banquet du soir
est servi par vingt-quatre jeunes filles fort belles, parées en nymphes,
déesses et pastourelles, cependant que la table est ornée de pièces montées,
figurant aigles, lions, dragons et chasse aux cerfs. Après quoi Charles s'en fut
mater, avec l'impitoyable dureté que l'on sait, la révolte gantoise.
Nous passerons ici, car ce
serait trop long à énumérer, les persécutions que subirent les protestants,
beaucoup de ceux-ci prirent le chemin de la Hollande, car rien n’arrête contre
eux la fureur de l’empereur qui le 29 avril 1550, promulgua ‘l’édit de
sang », lequel ordonne pour le moindre soupson d’hérésie, les supplices
les plus cruels
Comparées à la dure guerre
menée par Henri II en 1551, les invasions du Hainaut tentées par François 1er
en 1537 et 1542, avaient été bénignes. On peut donc dire que, de l'avènement de
philippe le Beau jusqu'au siège de Thérouanne, le comté avait connu un demi-siècle
de paix presque ininterrompue. Il a pu ainsi se relever peu à peu de la ruine.
Il le doit à la fois à l'abondance de ses ressources naturelles et au labeur de
son peuple. Ses terres à blé sont parmi les meilleures d'Europe, et ses bois,
malgré les défrichements, sont restés touffus et riches. A Tournai, les vins de
Saint-Brice sont de bonne renommée, et ceux d'Antoing, Lessines et Flobecq se
laissent boire avec agrément.
A Tournai encore, mais aussi à
Basècles, Ecaussinnes, Soignies, Feluy, les carrières fournissent en abondance
la pierre dont la demande augmente sans cesse. Elles ont pour clientèle la
bourgeoisie des vingt-quatre villes, les vingt-six abbayes et les neuf cent
cinquante châteaux dont les tours orgueilleuses jalonnent le paysage. La
houille prend, dans l'économie, une place grandissante. Quaregnon, Jemappes,
Cuesmes, Flénu, Wasmes, Hornu, Boussu, Baudour, Eugies, sont en pleine exploitation,
et Frameries compte vingt-cinq puits. Les fourneaux et les forges s'établissent
à Lornpret, Seloigne, Baileux, Macquenoise, Rance, Montbliart. La sidérurgie
naissante s'installe à Marchienne-au-Pont, Montignies-le-Tilleul et Bouffioulx,
la clouterie à Fontaine-l'Evêque, la verrerie à Jumet. Barbençon-lez-Beaumont
se spécialise dans la fine gobeleterie de table. A Châtelet on martèle le fer,
le cuivre et l'étain, et Bouffioulx est le centre de la poterie. La culture du
lin se développe.
Ath, qui de 1458 à 1548
devient l'étape des toiles du Hainaut, est le marché le plus important de la
toile fine, et ses auberges accueillent plantureusement les marchands
étrangers. Les ruraux du plat pays d'Ath, de Lessines, d'Enghien et de
Soignies, tissent la toile pour les marchés de Mons, Avesnes, Chimay et le
Quesnoy. Faisant profit de ce que la concurrence anglaise accélère la chute de
Bruges, le Hainaut importe la laine d'Espagne, et fabrique en abondance la saye,
serge légère et bientôt fort prisée. Concurrente des marchés de draps et
merceries de Tournai et de Mons, Lessines construit sa halle aux draps.
Valenciennes est l'étape des vins de France, et la multiplication des échanges
donne à la navigation, dont l'Escaut et la Sambre sont les axes, une importance
d'autant plus grande que les routes empierrées restent rares, et dès lors le
charroi lourd et lent.
Toutes ces ressources trouvent
leur débouché à Anvers. C'est là que le capitalisme, rompant les entraves de
l'économie traditionnelle, crée une richesse inouïe, et rassemble, par sa
débordante activité, une population de plus de cent mille habitants. Des
entrepreneurs audacieux étendent leur rayon d'action et créent à Tournai,
Valenciennes, Ath et Enghien, des ateliers où les ruraux travaillent toute la
semaine, ne regagnant que le dimanche leur village, leur chaumine et leur
famille.
Afin d'asseoir l'impôt sur les
cheminées, l'administration de Marie de Hongrie en entreprend, en 1537, le
dénombrement. L'analyse du compte clôturé le 30 juin 1540, a inspiré à Maurice
Arnould une étude fort intéressante, qui lui permet d'évaluer la population du
comté à cette date à quelque 250.000 habitants, les laboureurs et chefs
d'exploitation agricole représentant un cinquième Ce la population rurale, les
artisans et prolétaires, plus de la moitié, les indigents, plus du quart, le
reste étant réduit au vagabondage et à la mendicité.
La haute noblesse prise fort le
régime. Charles fait tout pour s’assurer ses bonnes grâces, et lui prodigue
emplois et honneurs. Elle le sert fidèlement, et se distingue par sa vaillance
dans le métier des armes. si elle se montre souvent indifférente au sort du
pauvre monde, autoritaire et égoïste, elle garde une dignité qui, pour être
hautaine, est pourtant respectable ; car elle lui conserve ce sens de l'Etat
qui la dressera tout entière, avec un assez noble courage, contre Philippe II.
C’est dans la classe
bourgeoise que se produisent les mutations les plus profondes. L'apparition du
capitalisme bouleverse les bases de la fortune, puisque la richesse foncière
n'en est plus la seule assise. Alors qu’au Moyen-âge, l’appartenance aux ordres
situait seule la position de l’homme dans la hiérarchie sociale, la possession
de moyens financiers importants sera dorénavant tout aussi déterminante. A côté
des bourgeois urbains de vieille tradition, surgissent des hommes nouveaux,
dont l'esprit d’entreprise et le goût du risque ont fait la puissance. Ces
nouveaux bourgeois, aiment le faste, et en communiquent le goût à la
bourgeoisie ancienne : de quoi témoignent les maisons gothiques de Mons,
Tournai, Soignies et Ecaussinnes, sitôt parvenue à l'opulence, la bourgeoisie
rêve pour ses fils de noblesse de robe, et c'est dans ses rangs que vont se
recruter fonctionnaires et magistrats.
Marie de Hongrie
avait eu aussi pour tâche de s’occuper de l’éducation de ses neveux et nièces.
Passionnée par la chasse qu’elle pratiqua régulièrement, Marie était également
férue d’art : musique, peinture, sculpture, littérature et architecture. Son
goût pour les arts la conduit à effectuer de nombreuses commandes pour son
compte ou bien celui de sa famille, et elle aime suivre en personne l’évolution
des travaux, que ce soit la réalisation d’une statue ou bien la construction de
châteaux et de fortifications.
L'abdication de Charles Quint,
le vingt-cinq octobre 1555, entraîne la division de l’Empire. Son frère
Ferdinand régnera sur l'Autriche et l'Allemagne. A son fils Philippe II iront: l'Espagne,
les dix-sept provinces des Pays-Bas, le
Milanais, Naples, la Sicile et la Franche-Comté, l’Afrique du Nord et les
immenses possessions d'Amérique.
Éprouvée
par toutes ses années de gouvernance et sa santé fragile, Marie de Hongrie
annonce, lors de l'abdication de Charles Quint, son désir de le suivre dans sa
retraite en Espagne
avec leur sœur Éléonore. Elle meurt moins d’un mois après
son frère Charles Quint, en octobre 1558
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire