lundi 19 juin 2017

Un monument binchois: le monument de l'Indépendance

LE MONUMENT DE L’INDÉPENDANCE
                                                                                                                                          Alain GRAUX

Le 26 novembre 1921, le secrétaire de l’association des combattants binchois, Rodolphe Delsamme, envoie une circulaire tendant à l’érection d’un monument aux morts de la grande guerre. Cette initiative  fut approuvée par toutes les instances communales et une délégation du collège  procéda dès le 20 décembre 1921 à l’examen d’un emplacement dans la ville. L’association des combattants insista sur son désir de le voir  établi au square de la gare.

Le 19 janvier 1923, le Conseil communal décida la création d’une commission mixte pour l’étude de l’érection du monument. Elle fut composée des membres de l’administration communale sous la conduite du bourgmestre Charles Derbaix, des échevins F. Babusiaux, G. Labrique et V. Richard, des conseillers communaux L André, M. Ferin, F. Leroy  et E. Roulez qui faisaient partie de la commission des Beaux-arts  du Conseil. Le Dr. Hallez et P. Meurisse, représentaient la société d’Archéologie ; le Dr. Grenier et R. Delsamme étaient délégués par les combattants ; G. Delattre  et Z. Derave par le Cercle des déportés.

Le 24 mars 1925, la commission décida de ne pas procéder à un concours pour la désignation des artistes (architecte et sculpteur) chargés de l’œuvre à réaliser. Elle estima qu’il y avait lieu de laisser le chois du matériau à employer et du genre de monument à l’artiste désigné.
Au cours de cette année de nombreux sculpteurs, ayant eu vent du projet, se recommandèrent. Des personnalités des milieux ministériels et artistiques mirent en évidence le sculpteur Paul Baudrenghien qui présenta un projet de maquette primé à l’exposition universelle des Beaux-Arts de Venise. Cette sculpture représentant un poilu blessé[1] ne fut pas retenu par la commission qui reconnut les mérites artistiques de l’œuvre soumise, mais la jugea beaucoup plus à sa place dans un cimetière.
Dans une lettre du 14 avril 1925, le chanoine Edmond Puissant proposa Aloïs de Beule, statuaire à Gand, que l’on sollicita alors. Une réunion de contact fut projetée le 22 juillet 1926. Empêché par un accident de roulage, l’artiste ne put se rendre à Binche. L’architecte Alphonse Dufour de Tournai, assisté du chanoine Puissant conçurent un projet dont le sculpteur se dit disposé à réaliser la maquette[2]. Le projet  prévoyait un bloc central surmonté d’une dentellière et quatre soldats placés aux arêtes  du bloc central dans la posture du garde-à-vous. Un bassin d’eau entourait le monument. La maquette fut présentée au Conseil communal du 16 septembre 1929. Elle fit l’objet de nombreuses discussions reportées devant la commission. Celle-ci décida de 12 octobre de cette année là « que la statue du sommet serait retravaillée de façon à faire disparaître la lourdeur de la jupe qui est accusée par l’ébauche de la maquette. La statue représentant un déporté devra figurer un homme jeune, la poitrine demi nue sous une chemise ouverte.
Un combattant de 1830 sera figuré sous son aspect classique, le béret avec floche, la blouse longue et le baudrier.
Sur chacune des quatre faces du monument un médaillon sculpté dans le granit représentant les têtes  des souverains belges et futur souverain ; Léopold Ier, Léopold II, Albert Ier, et Léopold, duc de Brabant.
Le monument sera construit en granit, les statues en bronze.
Le coût du monument sera fixé forfaitairement à 250.000 Fr.… »

L’artiste écrit le 9 novembre 1929 qu’il se désole de la décision du Collège échevinal de présenter le projet à la commission royale des Monuments et des sites car « …les commissions font toujours perdre beaucoup de temps aux artistes, qu’il faudrait au moins donner un délai de 8 à 9 mois, ce qui ferait arriver l’exécution au 15 août… De plus, il ne peut garantir les prix car on lui a annoncé des augmentations des prix des matériaux et que de plus il n’a pas encore reçu de commande ferme»[3].

L’idée d’un monument glorifiant l’indépendance du pays plus qu’un monument aux morts faisait son chemin car l’année 1930 était celle du centenaire de l’indépendance.

Le 31 octobre 1929, le président de la fédération des combattants, G. Richard écrivit au bourgmestre et émit l’avis que « …le soldat de 1789 rêve d’indépendance et doit accomplir un geste révolutionnaire, le bras droit brandissant une arme. Le soldat de 1830 conquiert l’indépendance, il doit avoir une attitude de combat partant à l’assaut en tenant dans ses deux mains son fusil contre sa poitrine. Le soldat de 1914-1918, défend l’indépendance, on peut le présenter dans une position de repos, vrai de vigilance, l’arme au pied, les mains prêtes à saisir l’arme, l’œil fiévreux ou bien encore dans une position de combat ; chargeant avec sa baïonnette. Le déporté subissant stoïquement les épreuves, guettant l’ennemi pour saisir le moment de rompre ses chaînes, nous préfèrerions voir un déporté brisant ses entraves et relevant fièrement sa tête…Enfin nous pouvons dire que l’idée de placer une dentellière comme personnage principal et représentant la ville de Binche ne nous paraît pas heureuse… ».
                                                          A.V.B. Projet de monument

Par sa lettre du 17 janvier 1930, l’architecte Dufour écrivit au bourgmestre que la commission du monument demande l’élaboration d’un nouveau projet. La statue symbolisant la ville représentant une dentellière fut remplacée par celle de Marie de Hongrie assise au sommet d’une colonne centrale formée de quatre gilles formant caryatides, serrés contre le pilier central. Le sculpteur détacha les statues  des soldats du corps central et leur donna le mouvement suggéré par la commission sur l’avis des associations patriotiques[4].
La maquette fut transportée à Binche par le fils d’Aloïs de Beule le 27 février 1930.
Le sculpteur écrivit le 6 février 1930 « qu’il espérait que la maquette fut approuvée et que la partie architecturale soit exécutée en pierre de Soignies et que « les statues de gilles seraient taillées dans la pierre massive de la colonne, les gargouilles également taillées dans la pierre, les quatre statues de soldats et celle de Marie de Hongrie auraient chacune 1,7 m de hauteur et seraient coulées en bronze de 1er alliage, les quatre écussons de la Belgique, de la province, de la ville et un autre à convenir seraient émaillés au feu… ».
Après la présentation de sa maquette en  février 1930, le sculpteur Aloïs de Beule « presse le collège de prendre position au sujet du monument, si celui-ci veut qu’il soit inauguré en 1930, car la Ville de Bruges le charge d’exécuter un monument équestre du roi et que pour mener à bien le travail il devra travailler sans relâche »
En séance du 16 février 1930, certains membres de la commission du monument firent part des remous au sein de la population, en particulier dans les familles de soldats et déportés au sujet de la présence des gilles  dans la composition du monument, Une pétition organisée le 17 février, elle fut signée par de nombreux parents de déportés.

Le comité des combattants fit paraître un article dans les journaux locaux :
« …considère que la vue de quatre gilles ferait immanquablement penser à la folle gaieté de notre carnaval et provoquerait un sentiment de douloureuse surprise chez ceux qui viendront fleurir l’image de leurs chers disparus… »[5]
Pour clore les discussions, le bourgmestre fit paraître l’avis suivant :
«…que le monument n’est pas élevé aux morts de la guerre mais à tous les héros de l’indépendance, que les gilles ne sont dressés que comme motif décoratif que le monument ne glorifie pas… »
En mars 1930, le conseil donna son accord. L’artiste écrit qu’il soumettra les modèles des statues et des gilles à son approbation et que la partie en pierre bleue devrait pouvoir être donnée en commande.
Le 8 avril, il avait terminé les dessins en grandeur des écussons ; en mai il se mit à l’étude de la colonne entourée de gilles :
« …cette pièce constitue à elle seule la partie de la sculpture la plus importante puisque les gilles avec leurs chapeaux ornés de plumes d’autruches et formant le chapiteau sont proposés à être sculptés dans le petit granit ; cette pierre excessivement dure se travaille lentement et il me faudra plusieurs mois pour terminer cette colonne. J’ai entamé cette pièce d’abord… ». L’artiste présenta plusieurs modèles de colonnes. La commission les trouvant toujours trop élaborées, le projet final ne fut accepté qu’en août 1930 avec des silhouettes de gilles esquissées avec peu de saillie.
En juin 1930, il travailla aux modèles du soldat de 1914-1918 et du déporté. Il insiste souvent pour qu’on émette des avis sur l’expression de ses personnages, pour qu’on vienne juger à Gand ses modèles et presse l’administration pour qu’elle prenne position sur ses projets. Celle-ci se fait tirer l’oreille et, n’ayant pas de réponse, il écrit le 9 juillet 1930 que : « ce silence entrave la bonne marche du travail…malgré tous mes soins et ma bonne volonté, la terre de la colonne et de mes modèles va finir par s’effriter par suite des arrosages trop longs et trop fréquents. Jamais je n’ai conservé un travail dans de la glaise durant autant de semaines. Il y a déjà sept semaines depuis la première visite officielle et j’attends encore la décision…je finis par croire que le comité doit avoir décidé de faire l’inauguration en 1931… »
Le 3 septembre il écrit au bourgmestre Derbaix « …nous travaillons sans relâche, les statues du soldat et du déporté sont déjà coulées en bronze. La grande pierre du bassin (diamètre 3 m)  est prête, la colonne va m’être expédiée de la carrière pour entamer la sculpture des gilles, les autres modèles de mes statues sont en voie d’exécution, les émaux des écussons sont commandés. Je ne perds pas mon temps, mais je travaillerais avec plus d’ardeur encore si l’administration communale me communiquait la décision qu’elle a prise… ».
Le statuaire a aussi des problèmes financiers car la Ville de Binche se fait prier pour lui bailler des fonds[6]. En date du 17 novembre 1930, on ne lui avait encore alloué que 20.000 Fr., et il signale que la carrière ayant terminé le façonnage de 15m³ de pierres, lui réclame 70.000 Fr.

En février 1931, il mit la dernière main au modèle du combattant de 1830 et en mars il fit le modèle de la statue centrale. On lui avait demandé de symboliser la ville par une femme anonyme. Il la fit en pied, tenant de la main gauche l’écusson de la ville et la main droite décernant des lauriers aux combattants qui l’entouraient. Son manteau est parsemé de lions héraldiques. L’administration accepta le modèle en faisant des remarques de détail.
Le 19 mars 1931, le sculpteur demande la somme de 100.000 Fr., afin de tenir ses engagements vis-à-vis de ses fournisseurs, de payer les frais de transport et de pose.
On lui demanda de dorer la statue du sommet du monument ainsi que celles de la balustrade du square. L’artiste explique « que pour la statue du monument, je la ferai dorer par mon doreur spécialiste qui habite Mont-Saint-amand lez Gand et qui m’a fourni de beaux travaux en ce genre… »[7]
La pose des statues se fit à partir du 29 juin. C’est le fils du sculpteur qui dirigea les opérations. La fonderie nationale des bronzes, Verbeyst, ne libéra les dernières statues que le 10 juillet 1931. Il était grand temps car l’inauguration de l’ensemble était prévue le 12 juillet 1931.

Parlons un peu d’Aloïs de Beule

Né à Zele le 27 août 1861, dès ses dix ans, il travailla dans l'atelier de cordonnier de son père. Il étudia à Gand à l’ Académie et l’école saint Luc, où il remporta le grand prix de sculpture en 1888. Il était à cette époque un élève du sculpteur Matthias Zens et Peter Pauwels-D'Hondt . En 1889 Alois  fonde avec son frère Emile De Beule son propre atelier. Ils ont commencé au village Saint -Pierre (Sint-Pieters-Aalst) dans une grange, à l'endroit où son monument « Le Bayard » est installé, pièce qu'il a créé pour l' Exposition universelle de 1913 à Gand. 
Il exécuta de nombreux « chemins de croix » dont beaucoup se trouvent à l’étranger. Il travailla aux statues de la cathédrale Saint-Martin à Ypres ainsi qu’à la statue de Léopold Ii à Ostende, fit la statue équestre d’Albert Ier à Bruges et le monument aux morts de Tournai (en collaboration avec l’architecte Dufour).
C’est aussi à son ciseau  qu’est dû le Sacré-Cœur  qui se trouve au dessus de la porte principale de l’église éponyme du quartier de la gare
Alois De Beule est décédé le décembre 1935 à Gand.



[1] A.V.B. 01-10-04-33
[2] Lettre d’A. de Beule au bourgmestre C. Derbaix datée du 22 août 1926.
[3] L’artiste écrivit 73 lettres  concernant ce monument. C’est là une source de tout premier plan pour l’élaboration de cet article.
[4] Lettre du sculpteur, datée du 27 janvier 1930.
[5] Article anonyme dans le journal « La voix des combattants », n° 64, février 1930, p.2.
[6] Lettres du 3 septembre, 15 septembre, 8 octobre 1930
[7] Lettre du 27 mai 1931

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