lundi 5 mars 2018

Opulence et Misère du Hainaut, sous le gouvernement de Marie de Hongrie


OPULENCE ET MISERE DU HAINAUT
SOUS LE gouvernement de Marie de Hongrie
                                                                                                     Alain GRAUX

Le 30 novembre 1530, Marguerite d'Autriche meurt, au moment où elle vient, par la Paix des Dames, de tenter d'écarter la guerre de nos régions. Pour lui succéder, Charles Quint appelle au Gouvernement Général des Pays-Bas, sa sœur, Marie de Hongrie, âgée de vingt-cinq ans. Née à Bruxelles, le vingt septembre 1505, mariée à l'âge de dix ans au prince Louis, héritier du trône de Hongrie, épouse heureuse, elle fut tôt une veuve affligée, Louis étant tombé, en août 1526, au combat de Vienne contre les troupes de Soliman le Magnifique.
Erasme, qui lui dédie son traité « De la Veuve chrétienne », dit qu'elle fut la princesse la plus digne d'éloges de son temps. Son intelligence brillante, l'étendue de sa culture, la rendent, en matière religieuse, moins fanatique que son frère, lequel croit utile, dès le début de son gouvernement, de la morigéner en ces termes : « A ceste heure, ma sœur, ce qui se tolère en Allemagne, se souffre ou s'y tient pour légier, il ne convient en aucune façon du monde le souffrir aux Pays-Bas ».

Alors que Marguerite d'Autriche, quoique ferme, était affectueuse et douce, Marie de Hongrie, qui a plus d'esprit que de cœur, est sévère et froide, et facilement hautaine. Marguerite d'Autriche était encore, dit Pirenne, une duchesse de Bourgogne ; Marie ne fut plus qu'une régente au nom du roi d'Espagne. Encore que Marie n'ait point à s'occuper de la conduite des guerres, celles-ci ont pour les Etats qu'il lui faut gouverner des conséquences trop fâcheuses pour ne pas aggraver sa tâche delà lourde. Sans doute, les hainuyers se font remarquer aux combats de Linz et de Fernitz, où le comte du Rœulx réduit à une fuite éperdue l'arrière-garde de Soliman, ni le traité de paix de 22 juin 1533 entre l'Autriche et la Turquie, ni l'entrée triomphale de Charles Quint à Tunis, où le sire de Boussu, quoique blessé, porte fièrement la bannière impériale, et où Antoine de Lalaing et Charles de Trazegnies ont fait merveille au combat, ne lui font grand souci. Mais il en va tout autrement quand, en 1537, les troupes de François Ier ravagent le sud du Hainaut, et surtout lorsque, mettant à profit l'échec de Charles Quint devant Alger, en 1542, le roi de France tente de reconquérir le Hainaut, y pénètre par Hesdin et Valenciennes, et assiège Mons. Délogé, François signe le 26 septembre 1548, une paix que les Montois fêtent selon leur coutume par feux de joie et processions.

La mort de François 1er, le 30 mars 1548, n'apporte qu'un court répit. Dès 1551, son fils Henri II conclut une alliance avec les protestants allemands, ravage le Hainaut et l'Entre-Sambre-et-Meuse, et passe la Sarnbre à Châtelet. Charles Quint, que la gravelle torture, arrive en litière à Mons, pour y commander les armées. Il met le siège devant Thérouanne où le général en chef du Rœulx trouve la mort, cependant qu'Antoine de Croy atteint mortellement par une balle, a l'héroïsme de se faire transporter sur un brancard devant les murs de défense, et par cet exemple, galvanise ses troupes qui emportent la ville. Mais cela n'empêche pas Henri II de prendre Maubeuge, Mariembourg, Bavai et Binche, piller les abbayes du Roeulx et de Bonne-Espérance, et incendier Mariemont. Les malheureuses populations hennuyères souffrent cruellement. Si les Français détruisent les récoltes, saccagent les villages, dépouillent les églises, rançonnent, déportent ou massacrent les paysans, les Impériaux font tout autant de dégâts : ils rasent les habitations pour établir leurs campements, volent le bétail, le charroi, le fourrage et les vivres, et créent de telles dévastations, famines et mors que la peste s'en suit. Il faudra la paix de Le Cateau-Carnbraisis, en avril 1559, pour que les Hennuyers puissent compter leurs pertes et leurs deuils.

Marie ne peut assister impassible à la destruction d'une de ses plus belles provinces. D'autant qu'en 1534, Charles lui avait fait don de la ville et de la seigneurie de Binche, où elle avait construit un palais, de même qu’une somptueuse résidence à Mariemont. Les troupes françaises n’avaient laissé que quelques pans de murs calcinés.

Au chagrin qu'elle en ressent, s'ajoutent pour Marie de graves soucis. La reprise des hostilités avec la France l'avait contrainte à convoquer le 23 mars 1537, les Etats Généraux qui se réunissent à Bruxelles. Elle avait dû leur demander, pour 1'entretien des armées, six versements mensuels de deux cent mille carolus d'or chacun, et pour les réunir, taxer d'un florin carolus « chascune cheminée venant. hors des toits, ou trou portant fumée ». Et ce n'était là qu'un premier pas. Alors que la recette générale des finances avait été, depuis le début du règne de Charles, et d'une façon constante, d'un million de livres par an, elle passe en 1544 à cinq millions trois cent mille livres, et en 1555, à près de sept millions!
Or, cette augmentation n'assure pas mieux les besoins du pays, car elle sert tout entière à pourvoir aux besoins des guerres de l'empire en Allemagne, France, Italie et Afrique. De ces charges énormes, le Hainaut supporte une part considérable: seize mille florins en 1534, pour la mise en état de défense des villes frontières et pour « affaires fort nécessiteuses, bonne garde du pays, et désordre contre la foi catholique » ; en 1552, cent mille florins pour soutenir la guerre contre Henri II. Ce n'est qu'au moment de la révolte gantoise que les Etats de Hainaut opposent\ quelque résistance aux exigences de Charles Quint.

Et pourtant, le vieux Hainaut, si attaché à son autonomie, n'a guère à se louer de son souverain. Deux étapes importantes marquent la volonté princière d'assujettir plus étroitement les Etats au pouvoir central. C'est d'abord en octobre 1531 la promulgation de l'Edit Perpétuel, instituant trois conseils : le Conseil d'Etat, dont la compétence s'étend à l'administration générale, aux affaires étrangères, déclarations de guerre et conclusions de paix, et aux nominations aux charges publiques les plus importantes ; c'est ensuite le Conseil Privé, qui élabore les lois et arrêtés et assure l‘administration de la justice et de la police générale des Pays-Bas. C'est enfin le Conseil des Finances, dont le titre définit assez la mission.

Cette œuvre de restriction des autonomies régionales est achevée le 26 juin 1548 par la Transaction d'Augsbourg, qui fait des Pays-Bas un cercle impérial, dénommé cercle de Bourgogne. Le Hainaut en devient l'une des 17 provinces, solidaire de l'ensemble auquel il s'intègre. De plus, Charles Quint, par la Pragmatique Sanction, unifie le droit successoral des principautés des Pays-Bas, qui sont ainsi plus étroitement soudées l'une à l'autre et deviennent organiquement inséparables.

Pour mieux faire accepter ses réformes, Charles flatte la noblesse et celle de Hainaut n'est pas oubliée. Jean de Henin, seigneur de Boussu, Philippe et Charles de Lannoy deviennent, en 1531, chevaliers de la Toison d'Or, et Philippe se voit confier le gouvernement de Tournai.
Lalaing, Rœulx, Ligne et Boussu sont faits comtes, Philippe de Croy duc d’Aerschot et marquis de Renty.

Si, entraîné par le soin des guerres et l'administration de ses autres Etats, Charles n'est pas souvent dans nos provinces, il a soin de donner à chacune de ses visites tout l'apparat qu'exige à ses yeux le prestige de la couronne. Quand il tient, en décembre 1531, à Tournai, le chapitre de la Toison d'Or, le magistrat et les notables vêtus de blanc, les doyens des métiers en robes rouges bordées de velours noir, tous portant flambeaux, lui font cortège; encadrés par les arbalétriers, archers et canonniers dont les justaucorps et les chausses font chanter les couleurs les plus vives.
En 1540, Charles entre à Valenciennes, venant de Cambrai, où le roi de France lui a donné passage pour réprimer la révolte gantoise (ce sont là politesses qu'on se doit entre princes). Il est accompagné du Dauphin de France et du duc d'Orléans. La Gouvernante, Marie de Hongrie, le reçoit, accompagnée d'une cour nombreuse et rutilante de l'éclat des armes et des bijoux. Le prince de Chimay, sénéchal du Hainaut, dont étincellent la cuirasse damasquinée et le heaume empanaché, précède trois cents notables à cheval, habillés de velours et de satin, coiffés de bonnets à plumes blanches, que suivent cinq cents jeunes gens somptueusement vêtus et portant verge blanche. Trompettes, fifres et tambourins ouvrent le cortège, où figurent en bonne place prévôt, échevins et jurés, en robe de cérémonie.

Lorsqu'accompagné de son fils Philippe il est reçu en août 1549 par Marie de Hongrie en son palais de Binche, ses appartements sont tendus de tapisseries tissées de fils d'or et de soie. Dans la cour du palais, Baudouin de Blois, Charles, Robert et Jean de Trazegnies, s'affrontent en de brillantes passes d'armes. Le banquet du soir est servi par vingt-quatre jeunes filles fort belles, parées en nymphes, déesses et pastourelles, cependant que la table est ornée de pièces montées, figurant aigles, lions, dragons et chasse aux cerfs. Après quoi Charles s'en fut mater, avec l'impitoyable dureté que l'on sait, la révolte gantoise.

Nous passerons ici, car ce serait trop long à énumérer, les persécutions que subirent les protestants, beaucoup de ceux-ci prirent le chemin de la Hollande, car rien n’arrête contre eux la fureur de l’empereur qui le 29 avril 1550, promulgua ‘l’édit de sang », lequel ordonne pour le moindre soupson d’hérésie, les supplices les plus cruels

Comparées à la dure guerre menée par Henri II en 1551, les invasions du Hainaut tentées par François 1er en 1537 et 1542, avaient été bénignes. On peut donc dire que, de l'avènement de philippe le Beau jusqu'au siège de Thérouanne, le comté avait connu un demi-siècle de paix presque ininterrompue. Il a pu ainsi se relever peu à peu de la ruine. Il le doit à la fois à l'abondance de ses ressources naturelles et au labeur de son peuple. Ses terres à blé sont parmi les meilleures d'Europe, et ses bois, malgré les défrichements, sont restés touffus et riches. A Tournai, les vins de Saint-Brice sont de bonne renommée, et ceux d'Antoing, Lessines et Flobecq se laissent boire avec agrément.
A Tournai encore, mais aussi à Basècles, Ecaussinnes, Soignies, Feluy, les carrières fournissent en abondance la pierre dont la demande augmente sans cesse. Elles ont pour clientèle la bourgeoisie des vingt-quatre villes, les vingt-six abbayes et les neuf cent cinquante châteaux dont les tours orgueilleuses jalonnent le paysage. La houille prend, dans l'économie, une place grandissante. Quaregnon, Jemappes, Cuesmes, Flénu, Wasmes, Hornu, Boussu, Baudour, Eugies, sont en pleine exploitation, et Frameries compte vingt-cinq puits. Les fourneaux et les forges s'établissent à Lornpret, Seloigne, Baileux, Macquenoise, Rance, Montbliart. La sidérurgie naissante s'installe à Marchienne-au-Pont, Montignies-le-Tilleul et Bouffioulx, la clouterie à Fontaine-l'Evêque, la verrerie à Jumet. Barbençon-lez-Beaumont se spécialise dans la fine gobeleterie de table. A Châtelet on martèle le fer, le cuivre et l'étain, et Bouffioulx est le centre de la poterie. La culture du lin se développe.
Ath, qui de 1458 à 1548 devient l'étape des toiles du Hainaut, est le marché le plus important de la toile fine, et ses auberges accueillent plantureusement les marchands étrangers. Les ruraux du plat pays d'Ath, de Lessines, d'Enghien et de Soignies, tissent la toile pour les marchés de Mons, Avesnes, Chimay et le Quesnoy. Faisant profit de ce que la concurrence anglaise accélère la chute de Bruges, le Hainaut importe la laine d'Espagne, et fabrique en abondance la saye, serge légère et bientôt fort prisée. Concurrente des marchés de draps et merceries de Tournai et de Mons, Lessines construit sa halle aux draps. Valenciennes est l'étape des vins de France, et la multiplication des échanges donne à la navigation, dont l'Escaut et la Sambre sont les axes, une importance d'autant plus grande que les routes empierrées restent rares, et dès lors le charroi lourd et lent.

Toutes ces ressources trouvent leur débouché à Anvers. C'est là que le capitalisme, rompant les entraves de l'économie traditionnelle, crée une richesse inouïe, et rassemble, par sa débordante activité, une population de plus de cent mille habitants. Des entrepreneurs audacieux étendent leur rayon d'action et créent à Tournai, Valenciennes, Ath et Enghien, des ateliers où les ruraux travaillent toute la semaine, ne regagnant que le dimanche leur village, leur chaumine et leur famille.

Afin d'asseoir l'impôt sur les cheminées, l'administration de Marie de Hongrie en entreprend, en 1537, le dénombrement. L'analyse du compte clôturé le 30 juin 1540, a inspiré à Maurice Arnould une étude fort intéressante, qui lui permet d'évaluer la population du comté à cette date à quelque 250.000 habitants, les laboureurs et chefs d'exploitation agricole représentant un cinquième Ce la population rurale, les artisans et prolétaires, plus de la moitié, les indigents, plus du quart, le reste étant réduit au vagabondage et à la mendicité.

La haute noblesse prise fort le régime. Charles fait tout pour s’assurer ses bonnes grâces, et lui prodigue emplois et honneurs. Elle le sert fidèlement, et se distingue par sa vaillance dans le métier des armes. si elle se montre souvent indifférente au sort du pauvre monde, autoritaire et égoïste, elle garde une dignité qui, pour être hautaine, est pourtant respectable ; car elle lui conserve ce sens de l'Etat qui la dressera tout entière, avec un assez noble courage, contre Philippe II.

C’est dans la classe bourgeoise que se produisent les mutations les plus profondes. L'apparition du capitalisme bouleverse les bases de la fortune, puisque la richesse foncière n'en est plus la seule assise. Alors qu’au Moyen-âge, l’appartenance aux ordres situait seule la position de l’homme dans la hiérarchie sociale, la possession de moyens financiers importants sera dorénavant tout aussi déterminante. A côté des bourgeois urbains de vieille tradition, surgissent des hommes nouveaux, dont l'esprit d’entreprise et le goût du risque ont fait la puissance. Ces nouveaux bourgeois, aiment le faste, et en communiquent le goût à la bourgeoisie ancienne : de quoi témoignent les maisons gothiques de Mons, Tournai, Soignies et Ecaussinnes, sitôt parvenue à l'opulence, la bourgeoisie rêve pour ses fils de noblesse de robe, et c'est dans ses rangs que vont se recruter fonctionnaires et magistrats.
Marie de Hongrie avait eu aussi pour tâche de s’occuper de l’éducation de ses neveux et nièces. Passionnée par la chasse qu’elle pratiqua régulièrement, Marie était également férue d’art : musique, peinture, sculpture, littérature et architecture. Son goût pour les arts la conduit à effectuer de nombreuses commandes pour son compte ou bien celui de sa famille, et elle aime suivre en personne l’évolution des travaux, que ce soit la réalisation d’une statue ou bien la construction de châteaux et de fortifications.
L'abdication de Charles Quint, le vingt-cinq octobre 1555, entraîne la division de l’Empire. Son frère Ferdinand régnera sur l'Autriche et l'Allemagne. A son fils Philippe II iront: l'Espagne, les dix-sept provinces des Pays-Bas, le Milanais, Naples, la Sicile et la Franche-Comté, l’Afrique du Nord et les immenses possessions d'Amérique.
Éprouvée par toutes ses années de gouvernance et sa santé fragile, Marie de Hongrie annonce, lors de l'abdication de Charles Quint, son désir de le suivre dans sa retraite en Espagne avec leur sœur Éléonore. Elle meurt moins d’un mois après son frère Charles Quint, en octobre 1558

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