15 NOVEMBRE 1916, La déportation des Binchois
Alain GRAUX
Durant les campagnes électorales communales de
1921 et d’octobre 1926, l’administration communale qui était dirigée pendant la
guerre 1914-1918 par le sénateur-bourgmestre Eugène Derbaix, fut mise en cause
au sujet de la déportation des Binchois.
En février 1927, à l’occasion du retour des
dépouilles mortelles des citoyens binchois morts dans la tourmente, le
bourgmestre et le secrétaire communal Maurice André tinrent à justifier leur
action, par l’’exposé qui suit :
« A Messieurs le bourgmestre, échevins et
conseillers communaux de la ville de Binche.
La déportation
1. Avant.
Lorsque l’autorité allemande résolut d’envoyer
en Allemagne des travailleurs belges, elle comprit que, pour en opérer le
recrutement, le moyen le plus simple et le plus pratique était de se procurer
la liste des nombreux chômeurs inscrits aux comités de secours et
d’alimentation de chaque commune.
Ordre fut donné de fournir la liste des chômeurs,
par la Kommandantur à l’administration communale. Celle-ci demande
immédiatement l’avis du comité provincial de secours, siégeant à Mons.
L’honorable président de ce comité, Monsieur Alphonse Harmignies,
vice-président de la chambre des représentants, déclara en séance plénière du
comité et après discussion approfondie, que la liste ne pouvait être délivrée,
ni par le comité de secours local, ni par l’administration communale. Cette
liste, en effet, devait permettre à l’autorité occupante de faire une levée en
masse de tous les chômeurs avec la plus grande facilité ; fournir la
liste, c’était participer effectivement à la désignation des chômeurs et
encourir une responsabilité dans la déportation.
L’avis du comité fut notifié par le bourgmestre
de Binche dans la réunion des comités cantonaux et à la réunion des
bourgmestres du canton de Binche.
A Binche, la liste fut donc refusée, malgré les
réquisitions et les menaces allemandes ; dans certaines communes elle fut
délivrée.
2. Pendant
Privée de la liste des chômeurs, l’autorité
allemande ne pouvait que se livrer à une enquête sur tous les habitants de
chaque commune ; elle les convoque donc à Binche, à la station du chemin
de fer, avec ordre pour chacun, d’être porteur de sa carte d’identité et des
objets d’habillement indispensables.
L’autorité communale fut requise de se trouver
sur place. Devait-elle s’y rendre ? L’affirmative ne pouvait être
douteuse ; son intervention pouvait être utile, en aucun cas, leur nuire.
L’avis du comité de secours provincial fut
nettement affirmatif. L’opinion publique, après la guerre, a été sévère pour
les bourgmestres qui se sont abstenus dans ces tristes circonstances.
A la demande du bourgmestre de Binche, le
délégué américain au comité de secours et d’alimentation, M. Castairs, vint en
personne, afin de sauvegarder, le cas échéant, les nombreux ouvriers occupés
par les comités de secours et d’alimentation.
Par ordre des officiers allemands, les hommes
valides furent placés en deux files ; l’une passait devant l’officier commandant
de place, à côté duquel le faisant fonction de secrétaire communal, M. André,
fut contraint de se placer ; l’autre devait défiler devant un officier
d’ordonnance du Kreischeff de Thuin, à côté duquel, par ordre, se trouvaient le
bourgmestre, les deux échevins.
Ayant en mains leur carte d’identité qui
renseignait leur profession, ceux qui étaient désignés pour le départ étaient
conduits dans une salle de la gare sous
la surveillance de soldats allemands.
Le Kreischeff de Thuin lui-même surveillait les
opérations. A un moment donné, il fit dire au bourgmestre de Binche que le
délégué américain et M. l’échevin Lefèvre devaient s’en aller. Quand il était
possible de contester la qualité d’ouvrier chômeur, le bourgmestre, échevins et
secrétaire ne manquaient pas d’intervenir pour soustraire leurs concitoyens à
l’étreinte allemande.
C’est ainsi que furent épargnés les tailleurs
occupés comme professeurs et répétiteurs à l’école industrielle, tous les
ouvriers ayant un emploi au comité de secours et d’alimentation, les voituriers
employés pour les transports de ces comités etc.
C’est le lieu de constater que, grâce à
l’intervention du faisant fonction de secrétaire communal, nombre de ceux qui
passèrent devant l’officier auprès duquel il était placé, furent relâchés, le
susdit officier faisant preuve d’une certaine tolérance. Par contre, l’officier
auprès duquel le bourgmestre et M. l’échevin Levie étaient de service, se
montrait rigoureux et grincheux, et rares furent ceux qui purent lui échapper,
malgré les protestations du bourgmestre et de l’échevin.
La population se rappelle les scènes de
désolation qui se passèrent alors au moment du départ des déportés.
Placés dans des wagons préparés à cet effet,
nos malheureux concitoyens firent preuve du plus grand courage, et c’est aux
accents de la Brabançonne, chantée par eux à pleine voix que le train partit
pour l’Allemagne.
Le comité de secours local avait chargé
plusieurs de ses membres, sans distinction de parti, de distribuer quelques
secours aux malheureux empilés dans les wagons. Des membres du clergé avaient
également pénétré dans la gare pour encourager les partants, mais ils durent
bientôt s’éloigner sous la menace et les vociférations des officiers allemands.
3. Après
Après le départ de nos malheureux déportés, une
véritable stupeur régna sur toute la ville. On ne pouvait croire à cet
enlèvement de 600 Binchois envoyés en captivité en pays ennemi.
Le bourgmestre et échevins se rendirent à Mons
et, en séance du comité provincial, racontèrent les scènes de la
déportation ; les autres membres du comité firent un rapport identique de
tout ce qui s’était passé dans les chefs-lieux de canton.
Immédiatement, résolution fut prise d’informer
le ministre d’Espagne et le nonce du pape en réclamant leur intervention. On
conseilla d’ouvrir dans chaque commune un bureau chargé d’acter les
réclamations et de former des dossiers réunissant toutes les pièces pour
obtenir la libération du plus grand nombre.
Une requête, signée de tous les députés et
sénateurs du Hainaut y compris l’un des signataires de la présente, fut envoyé
au gouverneur général allemand en Belgique, le baron Von Bissing.
Elle fut suivie d’une série de mémoires
adressés au gouverneur général, au prince Rupprecht de Bavière, etc.
Plusieurs de ces lettres de protestations
furent imprimées et reposent dans toutes les bibliothèques publiques du pays.
Elles prouvent que, malgré les dangers qui pouvaient en résulter pour leurs
signataires, ceux-ci n’ont pas hésité à remplir leur devoir jusqu’au bout.
En même temps, des centaines dossiers ont été
formés à l’hôtel de ville et transmis aux autorités compétentes.
Enfin, le Kreischeff de Thuin et ceux de ses
officiers qui avaient procédé aux opérations de la déportation furent, après
l’armistice, dénoncés et portés sur la liste des officiers allemands, coupables
de crimes de droit commun et punissables, de ce chef, aux termes du traité de
Versailles.
Signé E.
Derbaix. M. André »[1].
On connaît le sort réservé aux 615 déportés
binchois, ils furent envoyés au camp de Wittemberg[2].
Ce camp comprenait 16.000 prisonniers à qui l’on demanda de travailler
volontairement, tous refusèrent.
Ils furent conduits dans les mines de charbon
ou dans les hauts-fourneaux. En cas de refus, on les envoyait au camp de
discipline d’Altengrabo.
Seize binchois succombèrent sous cette
barbarie :
Adant Arthur, Bailly Léon, Chevalier Florimond,
Delhaye Emile, Gilbert Alphonse, Henri Jules, Latteur Paulin, Lebeau Raphaël,
Lecomte Gustave, Légaux Jules, Masuy Bernard, Navez Georges, Pruniaux Jean-Baptiste,
Quinet Nicolas, Rochez Florent.
Après leur retour, beaucoup d’autres périrent
suite aux mauvais traitements qu’on leur affligea.[3]
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