LE CERCLE DE LIBRE PENSEE DE BINCHE “ LA PREVOYANCE ”
Alain
GRAUX
Monsieur de la Palisse eût
proposé de la libre pensée une définition aussi claire que définitive : la
libre pensée est une pensée libre, c’est à dire affranchie des contraintes
extérieures – sociales, philosophiques ou religieuses – susceptibles de peser
sur la décision de l’individu. C’est là donner d’emblée pour le produit de la
raison individuelle et de la liberté d’examen des autres opinions répandues
dans le groupe et revendiquer en même temps la liberté d’expression comme un
droit naturel imprescriptible.
Une
telle conception devait inévitablement entrer en conflit avec toute autorité
censée préserver l’ordre social et moral de la propagation des doctrines
capables de l’affecter ou de saper les croyances généralement admises.
La libre pensée et le libre
examen se sont donc toujours trouvés dans le parti de l’opposition[1]. Quelques personnes issues du mouvement
libéral, et inspirées par les idées de libre examen prônées par l’Université
Libre de Bruxelles, s’affichaient ouvertement anti-religieux. Le premier enterrement
civil connu à Binche fut celui du notaire Willams[2], il
fut célébré le 10 novembre 1882. C’était comme on disait alors un
« affranchi du dogmatisme ». Lors de ses funérailles, les volets sur
le passage du convoi étaient fermés comme s’il s’agissait de l’antéchrist[3].
La
libre-pensée existait dans la région du Centre, c’est à La Hestre que fut fondé
le premier cercle de libres-penseurs en Belgique, et déjà sous les
auspices du socialisme rationaliste et athée. Jusqu’en 1885, ses adeptes
étaient peu nombreux, à partir de cette date, avec la création du Parti
Ouvrier, de sérieux progrès ont été faits dans toutes les communes du Centre
par la libre pensée[4], on vit alors l’éclosion
des cercles « d’affiliés »[5].
Binche
connut une société de libre pensée qui développa ses activités de 1886 à 1960
au moins.
Très peu de documents
attestent des activités de la société, si ce n’est une série de 409 testaments
philosophiques rédigés, sous son auspice, de 1886 à 1960 (avec des lacunes) [6].
De ces testaments nous tirons
les renseignements suivant
Lieu de rédaction :
Binche
(364), Bray (1), Bruxelles (1) Buvrinnes (5), Bracquegnies (1), Epinois (3),
Faurœulx (1), La Louvière (1), Leval-Trahegnies (1), Mont-Sainte-Aldegonde (1),
Morlanwelz (1), Péronnes-lez-Binche (1), Ressaix (4), Wasmes (1), Waudrez (22).
Année de leur formulation
Cette statistique est un
indice de fréquentation du Cercle :
1886
(1), 1891 (1), 1892 (2), 1894 (5), 1896 (4), 1897 (1), 1899 (1), 1900 (11),
1901 (3), 1902 (11), 1903 (12), 1904 (32), 1905 (36), 1906 (8), 1907 (7), 1908
(8), 1909 (2), 1911 (3), 1912 (29), 1913 (17), 1914 (24) , 1916 (4), 1917 (5),
1919 (4), 1920 (1), 1922 (2), 1923 (5), 1924 (2), 1925 (24), 1926 (6), 1927
(5), 1928 (13), 1929 (8), 1930 (6), 1931 (6), 1932 (9), 1933 (9), 1934 (4),
1935 (11), 1936 (13), 1937 (11), 1938 (9), …
1948 (4), 1949 (2), 1950 (1),
1951 (7), 1953 (1), 1954 (2), 1956 (1), 1960 (1).
Soixante-neuf de ces
testaments philosophiques ont été rédigés par des femmes.
Ils sont libellés
entièrement à la main jusqu’en 1938 au moins. A partir de 1948 ces testaments
sont pré-imprimés et complétés à la main.
Professions
On
relève parfois la profession des testateurs, en voici l’énumération :
Avocat
(1), boulanger (1), clercs de notaire (2), cordonniers (2), docteur en médecine
(1), négociant (1), tailleurs (2).
Teneur
L’acte
est rédigé suivant le même moule :
Le
testateur décline son identité, subsidiairement le lieu de son domicile. Il
déclare vouloir être enterré civilement sans le secours d’aucun culte.
Il
désigne deux personnes comme exécuteurs testamentaires suivis de leur domicile.
Il les charge de faire respecter ses volontés.
Il
lègue la somme symbolique de un franc (20 fr. à partir de 1948) à chacun de ses
exécuteurs testamentaires et place le testament sous l’application de l’article
1035 du code civil[7].
Il
signe et signale que l’acte est entièrement écrit à la main, suivi de sa
signature et de la date de rédaction du testament philosophique.
L’acte
est timbré pour authentifier l’acte[8].
Après
1948, l’acte pré-imprimé dit également :
Dans
le cas où mes héritiers légaux n’exécuteraient pas ponctuellement le présent
testament, dans le cas où mon enterrement ne serait pas purement civil et se
ferait avec le concours d’un culte quelconque, je déclare les déshériter
complètement de l’intégralité de la quotité disponible de tous mes biens
meubles et immeubles, laquelle quotité disponible je lègue à Mr…..
Un
seul testament n’a pas été rédigé dans les formes énoncées précédemment, et
dénote des volontés nettement politiques, c’est celui de Laurent Vital[9],
rédigé le 1er août 1950:
“ Voici
mon testament.
A
ma mort et après, le deuil ne sera pas porté, ni par ma femme, ni mes enfants,
ni mes petits enfants.
Ni
fleurs, ni couronnes.
Je
veux être enterré comme un vrai libre penseur que je suis.
La
musique qui m’accompagnera ne pourra jouer l’hymne réservé aux morts. Elle
jouera les deux marches ouvrières que voici :
L’Internationale
et la marche des Gueux.
Avant
la mise au corbillard mon cercueil sera déposé sur le trottoir de ma demeure,
et une vibrante Internationale sera jouée, non en sourdine, mais à pleins
poumons, comme dans une manifestation.
Quand
le cortège funèbre s’ébranlera, toujours à pleins poumons, la marche des Gueux,
surtout pas de musique en sourdine.
Quand
vibrera l’Internationale que tous ceux qui seront présents à mon enterrement
chantent l’Internationale au son de la musique et à pleine voix. Quand on me
descendra dans ma fosse, que j’appelle mon royaume unique, une vibrante
Internationale accompagnée du chant sera jouée et chantée par tous les
assistants.
Que
mes enfants et petits enfants ne pleurent pas ma mort, mais qu’ils n’oublient
jamais les 40 années de travail au fond de la mine, sous les dures lois des
capitalistes.
A
ceux qui s’occuperont de mes obsèques[10], je veux que tout ce
qui est intégré dans mon testament soit scrupuleusement respecté.
Ce
testament sera remis à mon fils Emile ou à défaut à ma fille Hermance, que le
faire-part imprimé en 3 exemplaires soit remis à mes enfants à titre de mémoire
de leur père.
Fait
en tout état d’esprit à Waudrez le 14 août 1950
Laurent Vital ”
J’ai
vainement cherché des documents ou des personnes qui pourraient me donner des
renseignements sur cette société locale disparue, les associations laïques n’en
ont gardé aucun souvenir, si les
lecteurs de cet article pouvaient compléter mes informations, j’en serais très
heureux, j’en ferais part dans un article complémentaire.
[2] Williams Florent, ° Binche
24-6-1827, y † 8-11-1882
[3] CAMBIER Joseph, Les
souvenirs de l’Oncle Jo, dans bulletin SAAMB n°3, mai 1974.
[5] MISONNE Octave, Une région
de la Belgique, le Centre, Tournai, 1900, p.100.
[6] Ces testaments ont été
déposés par M. Michel Andry à la bibliothèque de la Société d’histoire des
familles à Mons (S.C.G.D.).
M. Andry nous a aimablement communiqué une copie de certains de ces
documents qui nous a permis de rédiger cet article, qu’il en soit vivement
remercié.
[7]
L’article 1035 du code civil énonce que “ les testaments ne pourront être
révoqués, en tout ou en partie, que par un testament postérieur, ou par un acte
devant notaires, portant déclaration du changement de volonté ”
[8]
Suivant l’acte 1317 du code civil, l’acte authentique est celui qui a été reçu
par des officiers civils ayant le droit d’instrumenter dans le lieu ou l’acte a
été rédigé, et avec les solennités
requises.
[9] Vital Laurent, x Carlier
Joséphine
[10] Il désigna comme
exécuteurs testamentaires M. Leclercq et Jacques Frens, tous deux de Waudrez.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire