LE METIER
ET LE COMMERCE DE LA DENTELLE DE BINCHE
Alain GRAUX
La dentellerie employait exclusivement à
Binche une main d'œuvre féminine à domicile travaillant pour quelques firmes
qui collectaient les travaux de leurs ouvrières. Les dentelles s'écoulaient
dans les magasins de luxe s'adressant à une clientèle restreinte. Très peu de
documents nous sont parvenus sur cette industrie isolée par rapport aux autres
corps de métiers. On peut distinguer plusieurs phases dans le développement de
cette industrie.
POINT DE BINCHE
La première époque appelée du "point
de Binche" va du XVIIe au XVIIIe siècle, la dentelle se travaille d'une
seule pièce sans application et en fil continu. Les motifs décoratifs sont
verticaux, ils se dessinent sur un fond délicat qu'on l'appellera "fond de
neige" dans les styles Louis XIV, Louis XV et Régence.
En 1738 la ville compte 13 dentellières
ayant à leur service 134 ouvrières[1].
En 1746 le commerce de la dentelle est en
plein essor.
En 1751, il y a " mil ouvrières environ en dentelles
figurées qui tirent leur filet de Bruxelles et Anvers donnant à connoitre qu'il y a dans Binch trois moulins de
moulquinerie dont les filets se font blanchir à Anvers et puis les mettent en
œuvre au dit Binch" [2].
Le registre d'audience du Magistrat du
3-10-1766 note un net ralentissement.
Vers cette époque le recensement
industriel du régime autrichien signale "…il s'y fait beaucoup de dentelle
qui entretiennent les deux tiers de la ville de Binch...les filets se tirent
d'Anvers."[3].
De 1749 à 1773[4],
la maison Godefroy-Du Rondeau de Bruxelles commandait à plusieurs maisons
binchoises de la dentelle:
à Mr Beaurain, à Claire Manet épouse
Mallingret, à l'épouse Ch. Bourgeois[5].
En 1765, le négociant en dentelles valenciennois Tribout, en commande à un
certain Sibille de Binche[6].
A la même époque, on signale sur la
Grand-rue, M. Dupuis, maître-tailleur et trafiquant de dentelles.
Le recensement de l'an IV renseigne:
-Une marchande de dentelle: Marie-Thérèse
Lucq, veuve Sebille, ayant 55 ans et habitant la Place. C'est probablement la
seule "grossiste" de cette époque.
-32 ouvrières en figures (dentellières)
mais ce chiffre n'est qu'indicatif étant donné le nombre de femmes signalées
"épouse" sans qualification précise[7].
APPLICATION SUR TULLE
La deuxième époque dite du" point
d'application" apparait dès le début du XIXe siècle, et ce sous
l'influence de la mode. Le tulle sert de fond sur lequel viennent se déposer
des motifs décoratifs exécutés à part. Le tulle fut fabriqué à la main jusque
1830 environ, l'industrie dentellière se mécanisera ensuite.
La grande foire industrielle du
Département de Jemappes eut lieu en 1806,
l'industriel Fontaine est représenté pour ses dentelles, il reçut la mention
"honorable". Ses travaux partirent ensuite pour la grande exposition
industrielle de Paris.
Le 13-3-1812, on peut lire dans une lettre
écrite au sous-préfet: ".. la
plus considérable de celles (industries
de Binche) qui existent est
celle des dentelles; mais j'ai l'honneur de vous faire observer que cette
fabrication se borne au plat, c'est à dire aux dessins qui sont divisés par
pièces qui sont travaillées par autant d'ouvrières qu'il y a de pièces dans le
dessin, toutes ces pièces sont renvoyées à Bruxelles au négociant principal qui
les replace sur le dessin original et les donne à des ouvriers de Bruxelles
pour les rejoindre par le moyen des points qu'on nomme droges.
On compte dans cette ville 6 à 700
dentellières; elles ont gagné pour chaque jour dans les derniers mois de 1810
et les premiers de 1811 par jour, 15, 20 à 35 sous.." [8].
Victoire Claro présenta lors de
l'exposition nationale de Tournai en septembre 1824, des travaux d'aiguilles
avec des ouvrages sa fabrique en dentelle avec cadre. Elle y reçut la médaille
de bronze. De même elle se présenta à l'exposition des produits de l'industrie
nationale à Harlem (Hollande) en juillet 1825[9].
Un exposé de la situation administrative
adressée au ministre de l'Intérieur par le gouverneur du Hainaut, le 4-2-1834
cite les principales maisons du négoce de la dentelle:
Defline et Parens, le veuve Maréchal,
Masuy-Lefrancq-Coppée, Masuy-Fayt, la veuve Maréchal. Ces maisons occupent 600
ouvrières environ. La filocherie et tulle brodé emploie aussi 600 ouvrières.
La fabrication de fleurs artificielles
(autre discipline dérivée de la broderie) est effectuée par les maisons
Burgeau, Boulanger et Deprit-Richard. La broderie et la filocherie emploient
626 ouvrières.
En 1833, Ph. Vandermaelen cite[10]:
"Plus de six cent ouvrières confectionnent des fleurs en plat qu'elles
vendent principalement aux fabricants de dentelles à Bruxelles pour orner les
voiles, les fichus et autres ouvrages en dentelle.."
Vers 1835, les demoiselles Souris, de
Binche, fondèrent une école de dentellières à Mons[11].
Nicolas Fayt est signalé "trafiquant
en dentelles en 1836.
La dentelle "duchesse" remplace
la dentelle en fil continu et les dentellières travaillent leurs applications
en fil coupé, les motifs rattachés entre eux par des brides tressées.
En 1841 la fabrique de fleurs
d'application de la veuve Williams emploie 400 ouvrières[12].
A partir de 1842 1600 femmes sont
employées dans cette industrie.
Les rapports laconiques rendus par
l'Administration communale montrent le développement de l'industrie dentellière
de la ville:
1847: 1600 … 1700 femmes occupées à
confectionner la dentelle, elles gagnent de un à deux francs par jour, le prix
est considérablement diminué, le gain actuel est réduit à 30cts à 1 franc.
1851, 1852: 1600 à 1700 femmes sont
constamment occupées à confectionner de la dentelle fine dite de Binche, c’est
la seule industrie féminine.
1855: les commandes se succèdent mais les
prix restent toujours très bas.
1856: 1700 à 1800 femmes, la dentelle qui
s'expédie vers l'étranger a subi une augmentation des prix.
Le 30-7-1856, L . Robillard,
fabricant de dentelles à Paris, sollicite en faveur de Mme Dewandre-Hupin,
directrice d'un atelier de dentelle à Binche, la médaille d'honneur des
travailleurs industriels[13].
L'almanach du commerce et de l'industrie
de 1857 cite comme fabricants de dentelles: Coquiart L.; Cordier E.; Vve.
Damien; Vve. Courtois-Dejardin; Debaise-Colman; Debaise G.; Fontaine C.;
Delwarte-Ligaux; Vve. Francart; Gaillard A.; Gaillard V.; Gravis U.; Lebrun A.;
Lebrun-Cordier; Leclercq B.; Leclercq C.; Vve. Lefèbvre; Lefrancq A.; Ménart
V.; Michaux L.; Vve. Thomas ; Sebille-Willems; Turlot F. [14].
1858: 1700 à 1800 femmes, les commandes
sont moins considérables que l'an dernier, les prix sont à peu près les mêmes.
1860: 1650 femmes, il y a baisse des
commandes mais les prix restent égaux.
En 1861
L'Almanach cite les mêmes maisons qu'en 1857 plus M. Coste[15].
1863: 1400 femmes, diminution des
commandes, les prix sont peu élevés.
1865: 1000 femmes et enfants, les
dentelles dites de Bruxelles s'exportent à l'étranger.
Les Almanach de 1867 à 1873 [16] ne renseignent plus comme fabriques de
dentelle que la maison de la Veuve Nicolas Francart-Lambert [17] et celle d’Ursmer Gravis[18],
et le plan Popp à cette époque ne cite que Gustave Debaise, négociant en
dentelles, habitant la Grand-rue.
Peu après 1870, l'industrie périclite. Des
dentellières quittent Binche pour s'installer à Bruges. La chute continuelle
des prix fait chuter considérablement cette industrie[19].
FABRICATION CONTEMPORAINE
L'industrie dentellière binchoise a
pratiquement vécu. Seules restaient quelques anciennes dentellières.
Le recensement industriel du 31-10-1896
renseigne un fabricant de dentelle occupant 6 ouvrières à domicile[20].
Il ne restait que quelques dentellières
après 1914.
Sous l’impulsion du bourgmestre Charles
Deliège, le conseil communal vota le 27 avril 1950, la création d un cours de
dentellière dans la ville. C’est Nelly Robe qui la dirige jusqu’en 1962. Lui
succèderont, Claire Richard de 1962 à 1983, et Léona Laitem ensuite.
Les cours sont donnés dans les locaux de
l’ancienne école Libre Laïque, et ensuite dans les locaux de l’hôtel de ville.
Une association sans buts lucratifs est
fondée en 1989, elle fait la promotion de la dentelle de Binche et fonde, une
vitrine et lieu d’exposition sur la Grand-Place, « le Fuseau ». Cette
association perpétue l’antique tradition dentellière binchoise.
[1] T. LEJEUNE, Histoire de la ville de Binche,
reproduction anastatique de l'édition de 1887, Bruxelles, 1981, p. 436.
[2] P. MOUREAUX, Les préoccupations statistiques du
gouvernement des Pays-Bas autrichiens et le dénombrement des industries en 1764,
Bruxelles, 1971, p.128.
[4] M. COPPENS, La dentelle de Binche dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle: certitudes et questions, in « Cahiers
de Mariemont », 1996, pp. 127-137.
[5] M. Risselin-Steenebruggen Une famille de
dentelliers bruxellois au XVIIIe siècle, in A.S.A.Bruxelles, t.48,1956, p.221.
[12] Almanach du Commerce ou indicateur
industriel, commercial et
administratif de la Belgique pour 1841.Bruxelles, Seghers, 1841, 8°, p. 694.
[14] TARLIER H. Almanach du Commerce et de l'Industrie
publié par H. Tarlier avec le concours du gouvernement sur les documents
fournis par les administrations communales. Bruxelles, H. Tarlier, 1857, p.45.
[18] Ursmer-Charles Gravis épousa le 4-5-1842
Félicité Leclercq, dentellière, il est signal‚ cabaretier et fabricant de
dentelle.
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