MARDI GRAS 1942
Alain GRAUX
Le hasard d'une recherche dans les journaux datant de 1942
me fit découvrir un article signé César Frappart, qui dut avoir un accent bien
amer auprès des binchois de l'époque. Cet article est daté du 18 février 1942
et parut dans le journal "Le Centre". En voici la transcription:
« Mardi-gras 1942, dans Binche cité des
gilles
Une
vieille habitude prise dès notre plus tendre jeunesse-que cela est lointain-
Nous a conduit dans la cité des gilles en ce mardi 17 février 1942. Nous
n'aurons pas aujourd'hui à nous tracasser les méninges, comme ce fut le cas
autrefois, pour un journaliste, afin de connaître le nombre des voyageurs
débarqués à la gare. Nous n'aurons pas non plus à interpeller le contrôleur des
vicinaux qui naguère très agité, allait d'un convoi à l'autre, à l'effet de
connaître le chiffre de voitures spéciales mises en service, ou pour lui
demander le nombre approximatif des personnes descendues à Battignies, point
terminus de la ligne, en ce mardi-gras. Notre vue ne se portera pas suer les
lieux, qui servaient en ces temps, de parcs d'autos, de motos, de vélos et de
voitures de tous genres, encombrant la route de Péronnes et les autres entrées
de Binche, tous les moyens de locomotion, amenaient dans la vieille ville
historique et folklorique, aux remparts et à la collégiale vénérables, les
cohues bruyantes qui dès l'aube de ce grand jour, se déversaient en un flot
incessant dans toutes les artères. Et ces foules agitées, bruyantes et
joyeuses, pendant toute la journée et une grande partie de la nuit, battaient
les pavés cahotants de la ville de la confection et de la chaussure.
Aujourd'hui
le reporter pourra se promener à l'aise, sans crainte d'être bousculé, ni rossé
d'une main vigoureuse d'un ami ou d'un inconnu, maniant une vessie, attribut
indispensable de tout le carnaval binchois.
Ce 17
février 1942 est tout au travail, car dès les premières heures de la matinée,
alors que la cité sort à peine de l'occultation, les ateliers, ruches
bourdonnantes ont ouvert toutes larges leurs portes, laissant s'engouffrer
furtivement, dans les vastes halls, l'armée innombrable des cousettes et des
tailleurs.
Pas un
cri, pas un chant ne troublent le calme relatif de la rue. Seules, les
conversations animées des jeunes ouvrières, tranchent en cette journée qui en
temps normal fait partie des fastes de la ville antique. Peut-être la jeunesse
se souvient-elle des années d'avant 1940?-Mais bien vite, dans les maisons de
couture, fabriques et magasins, les machines sont en action. Des doigts agiles
travaillent avec art, patience et méthode; c'est ici qu'on habille le monde des
alentours, c'est ici aussi que l'on vient de partout chercher la bonne
occasion.
Jusqu'au
soir, personne ne ralentira son ardeur, autant les jambes étaient agiles
naguère, sur les pavés binchois le jour du carnaval, autant les mains sont
alertes en cet anniversaire.
Le parc
est désert et las de son manteau d'hiver, qui l'a meurtri. Il voudrait sortir
de son engourdissement; il attend les visiteurs qui, aux prochains beaux jours,
reviendront à nouveau le parcourir, se reposer de leur longue randonnée, en
contemplant ses belles pelouses d'un vert tendre et admirer, de ses hauteurs,
cette région titanesque des terrils et des charbonnages voisins et de cette
autre région virgilienne de prairies dont Binche, flanquée au seuil de la
Wallonie est la barrière de ce promontoire, on se remémore les gloires passées
et les hauts faits de l'histoire qui se rattache à Binche et à la région[1]
Partout,
aussi loin que la vue se porte, c'est le calme, on semble ici retiré du monde;
l'endroit est idyllique en ces heures de tourmente. Redescendons vers la ville
par les rues tortueuses d'où montait jadis la rumeur sonore des corvéables de
Baudouin IX. L'on n'entend même pas la plainte stridente des marmailles
criantes. Les enfants sont en classe et le long hiver, si rude, les a accablés
et habitués à leurs intérieurs, qu'ils en ont oublié les jeux de la rue.
Mais qu'est donc devenue la mélopée
fade du pauvre tailleur d'habits, courbé sur son ouvrage, derrière sa vitre
maintenant fermée? L'artisan a d'autres soucis présentement et son chant s'est
évanoui avec le dernier carnaval.
Et ces
cris familiers et les plus divers lancés par les vendeurs de la rue, pourquoi
ne parviennent ils plus à nos oreilles? C'est qu'ils sont devenus vieux, les
gagne-petit, qui vous offraient tout et n'importe quoi avec leur bagout
persuasif. La guerre les a tués et ils n'ont pas été remplacés.
Midi,
c'est l'heure de sortie des fabriques pour le repas rapide. Les jeunes filles,
les hommes traversent la cité rapidement; rien ne les distrait de leur marche;
ils doivent reprendre, tantôt d'un coeur léger, la même besogne, qu'ils aiment
et qui les aide à vivre.
Peu de
flâneurs dans les rues; les cafés eux-mêmes sont vides et le contraste est
saisissant avec les années où le carnaval était roi. Au moins aujourd'hui, on
peut boire son verre à l'aise. Il est vrai que les fenêtres n'ont pas leur
grillage protecteur contre les oranges jetées violemment à tous vents et
abondamment en des gestes rituels.
Les
maisons de commerce voient défiler les mêmes figures: ménagères pressées qui
répètent les mêmes phrases chaque jour en passant devant les étalages, aux
connaissances qui immuablement sont elles-mêmes aussi toujours à la même place.
Les étalages du reste sont aguichants et tentateurs, car on en a mis partout
dans cette ville commerçante, de renom mondial, qui malgré l'époque, veut
rester le Binche d'hier, le Binche de la mode.
Mais où
est donc le peuple de Binche, gouailleur par essence, Espagnol d'allure, Picard
de tempérament, le peuple affairé par principe, rieur par nécessité, voyageurs
nature, parce que sédentaire de profession; le peuple inconsciemment oublieux
d'Henri, mais fanatiquement enthousiaste de Marie de Hongrie, dont les
courtisans, ces ancêtres des gilles se déguisèrent en Incassable peuple des
godailles, belge de pondération, français d'exubérance, vestige de cette France
d'hier, dont nous étions les vassaux?
Et nous
poursuivons notre marche solitaire dans ces rues fatigantes à cause des pavés
disjoints et qu'une administration sage devra bien dans l'avenir, de
réfectionner. Mais Binche sans ses pavés, sera t'elle encore Binche?
Ne perdra t'elle pas son caractère de ville des temps
héroïques, si on la modernise?
Passons
dans ces ruelles où s'alignent-ceci est une façon de parler-ces maisons
vénérables; elles semblent désertes. Admirons quand même leur conformation
ancienne, qui rappelle le vieux, le tout vieux Binche. Elles en connaissent des
choses sur le passé, ces vieilles briques, ces fenêtres aux petits carreaux.
Derrière
une vitre, un vénérable binchois-Mon dieu qu'il est vieux- Regarde la rue
morne. Il n'ose encore se risquer au dehors après ce rude hiver. A quoi rêve
il? Son regard semble hagard. C'est qu'il en a connu des mardi-gras, dont il
fut bien sûr, l'un des héros que l'on admirait pour sa prestance, alors qu'il
était habillé en gille. Car il fut un gille. Tout le monde à Binche a au moins
fait le gille une fois dans sa vie. Nous aurions voulu questionner ce vénérable
citoyen, car il doit en connaître des histoires récoltées au cours de son
existence. Ne ravivons pas chez lui ces années qui furent heureuses; elles sont
si éloignées et nos questions lui feraient certainement mal.
Nous
sommes certain qu'il pense aux mardis-gras d'antan. Il revoit les abords de la
gare, il suit les groupes bigarrés qui y débarquent, gambadant rue de Robiano,
rue de la Gaieté, Grand' rue, Pavé de Charleroi. Il suit des yeux l'imposant
cortège qui, parti de Battignies vers la Grand-Place, il revoit le rondeau, il
assiste au feu d'artifice, cette apothéose du mardi-gras à Binche. Il semble
voir tomber une pluie de confettis et entendre des coups de vessies, les
musiques endiablées, les sons criards des violes, des harmonicas, des tambours
et des grosses caisses...
Les oranges semblent siffler au dessus de sa
tête et il les voit retomber en s'écrasant contre sa demeure. Il entend les
chants, les cris et les rires, il admire les costumes pimpants et frais. Il
voit la foule qui passe en remous incessants. Ses yeux fixent continuellement
le même but. Soudain sa figure s'éclaire d'un sourire. Il revoit sa ville, sa
bonne cité, dans un trémoussement endiablé. Il songe à la petite brunette qu'il
tenait enserrée dans ses bras, aux baisers furtifs qu'il se permettait de
prendre, alors que écarté de la ville, le soir, il entraînait sa belle dans les
coins et recoins du bourg, où leur parvenaient les échos de la bacchanale. Il
se rappelle les phrases d'amour chuchotées à sa promise et en cette fin de
journée, où tout le monde devait être heureux.
Laissons
ce vieillard à se réminiscences et reprenons le chemin du retour, car nous
sommes longtemps attardé. Et dans le tram qui nous ramène nous aussi, nous
songeons à ce que furent ces mardis-gras. Mais notre arrivée dans la capitale
du Centre, nous rappela brusquement à la réalité. C'était hier mardi-gras, nous
sommes le mercredi des cendres, premier jour du carême."
[1] L'auteur de l'article
plagie de grands extraits de la promenade que décrit Paul Seghin dans le guide
du Touring club de Belgique en 1918, repris dans le bulletin de la S.A.A.M.B de
décembre 1988.
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